Article paru dans le Monde Sciences et Techno. le 6 janvier 2014
A chacun son contre-néant. L’idée de la mort glisse sur moi quand je regarde certains visages ou quand je manipule mes crapauds », confiait Jean Rostand dans son Carnet d’un biologiste (Stock, 1959). Pour Laurence Zitvogel, le contre-néant prend le visage des patients atteints de cancer. Ceux qu’elle suit en tant que médecin oncologue, à l’Institut Gustave-Roussy (IGR, Villejuif, Val-de-Marne). Mais aussi ceux pour lesquels elle conçoit et développe des thérapies innovantes, dans le laboratoire Inserm qu’elle dirige à l’IGR. « Dès l’âge de 8 ans, je voulais mettre au point des vaccins contre le cancer », dit-elle.
« J’ai une peur panique de la mort, je ne supporte pas de perdre un de mes patients. » Aussi conjure-t-elle cet effroi par une mise en abyme : en plongeant au cœur même des mécanismes qui anéantissent une cellule. Car, au lieu de manipuler d’aimables batraciens, Laurence Zitvogel nie le néant en analysant des cellules mourantes, avec son partenaire de recherche et son compagnon dans la vie : Guido Kroemer. Professeur à l’université Paris-Descartes et à l’hôpital Georges-Pompidou, à Paris, ce médecin dirige aussi un laboratoire Inserm sur l’immunologie des tumeurs, à l’IGR. Il a 52 ans, elle 50. Détonnant tandem.
« UNE FORCE DE TRAVAIL GIGANTESQUE »
« Guido et Laurence forment un couple extraordinaire dans le monde de la recherche en cancérologie, dit le professeur Alexander Eggermont, directeur général de Gustave-Roussy. Leurs talents sont une des raisons qui m’ont conduit à quitter l’Erasmus University Medical Center (Pays-Bas) pour venir diriger ce centre anticancéreux, le plus important d’Europe. »
Avec 22 990 citations pour 264 études publiées entre 2005 et 2011, Guido Kroemer, lauréat du prix Fondation ARC 2013, est en tête du peloton européen des chercheurs en immunologie, selon la revue Lab Times de juin 2013. Professeur à l’université Paris-Saclay, Laurence Zitvogel y figure en huitième position – c’est la première femme. Depuis 2004, le duo a cosigné 133 publications.
Du couple, elle est à l’évidence la figure extravertie. Lui est plus secret, dans la distance et l’ironie. « Leur association est complémentaire et synergique, relève le professeur Wolf-Hervé Fridman, directeur du Centre de recherche des Cordeliers (Inserm-UPMC), pionnier de l’immunothérapie des cancers en France. Tous deux ont une force de travail gigantesque, un désir de réussite majeur, une volonté d’être aux frontières de la science. »
« DEUX TYPES DE MORT CELLULAIRE »
C’est une question scientifique qui les a réunis, en 2003. « Je revenais d’un postdoc aux Etats-Unis, raconte Laurence Zitvogel. On venait d’y découvrir le rôle pivot de certaines cellules de l’immunité pour orienter la réponse immune, soit vers une tolérance soit vers une destruction de sa cible. » Guido Kroemer était un spécialiste reconnu des processus de mort des cellules. « On s’est dit qu’il fallait absolument qu’on étudie les interactions entre ces cellules immunitaires et les différents types de mort cellulaire, lors d’un cancer. »
« Il y a deux types de mort cellulaire, explique Guido Kroemer. L’apoptose est un “suicide programmé” par la cellule, tandis que la nécrose est une mort accidentelle non contrôlée. » Selon un dogme, l’apoptose était une mort toujours « silencieuse » : elle ne déclenchait pas de réponse immune. « Nous avons montré que, parfois, l’apoptose des cellules tumorales peut être “bruyante”, c’est-à-dire immunogène. »
Les dix années suivantes, le duo va creuser ce sillon. Bâtissant pierre à pierre l’édifice montrant qu’un des effets bénéfiques des chimiothérapies se fonde sur l’immunité. « Lors d’une chimiothérapie, les cellules cancéreuses peuvent, dans certaines conditions, mourir d’une façon bruyante qui réveille le système immunitaire », résume Laurence Zitvogel.
UNE STRATÉGIE DE VACCINATION PAR DES NANOPARTICULES NATURELLES
En septembre 2012, un travail piloté par Guido Kroemer, publié dans Science, montrait que les cellules tumorales accumulent du matériel génétique superflu, d’où un stress chronique que le système immunitaire détecte : il détruit ces cellules. Mais il se laisse parfois déborder. « Une chimiothérapie efficace rétablit ce stress immunogène », souligne Guido Kroemer. D’où l’idée des chercheurs : rendre les chimiothérapies durablement efficaces par un traitement adjuvant qui renforce l’immunité anticancer.
Le 22 novembre 2013, la dernière pierre de cet édifice a été publiée dans Science. « Nous montrons comment, lors d’une chimiothérapie, des bactéries du tube digestif peuvent franchir la paroi intestinale à la perméabilité altérée, dit Laurence Zitvogel. Ce passage immunise le patient contre ces bactéries, renforçant la réponse anticancer. » Elle développe aussi une stratégie de vaccination par des nanoparticules naturelles, chargées en antigènes tumoraux.
« J’ai longtemps été considérée comme la danseuse de l’IGR », admet-elle. Tout a changé en 2011 et 2013, avec l’arrivée de trois immunothérapies anticancéreuses : « La démonstration que cette voie de recherche n’est pas qu’un ornement décoratif. »
L’AUTOPHAGIE : UN MÉCANISME DE SURVIE
« En France, l’immunologie est une discipline fondamentale très productive, analyse le professeur Fabien Calvo, directeur de la recherche de l’Institut national du cancer. Mais le passage de ces recherches académiques à la clinique a toujours été difficile. Ainsi, l’un des principaux anticorps ciblant l’immunité anticancer, l’anti-CTLA-4, a été mis sur le marché par une firme américaine en 2011. Mais la molécule CTLA-4 a été découverte à Marseille, en 1991, par Pierre Goldstein. Laurence est une des rares immunologistes françaises à faire cet effort de translation clinique. Guido est probablement le biologiste français qui a la plus grande visibilité internationale en cancérologie, avec une nouvelle publication chaque semaine ces dernières années : un vrai feuilletoniste, un travailleur acharné. Leurs travaux livrent de grandes avancées conceptuelles. »
En 2011, le couple a créé une revue mensuelle, OncoImmunology, et une Académie européenne de l’immunologie des tumeurs qui réunit 120 chercheurs de 30 pays.
D’origine allemande, Guido Kroemer a adopté la double nationalité autrichienne et espagnole. « Je me définis comme Européen », dit ce polyglotte qui ne dédaigne pas la provocation. « La médecine est un métier empirique, qui ne fait pas de place aux intellectuels. Le rationnel sur lequel se fondent les pratiques médicales est souvent erroné. » Un autre dogme mis à mal par cet iconoclaste est l’autophagie : cette dégradation partielle de la cellule par elle-même, a-t-il montré, est un mécanisme de survie et non de mort cellulaire.
« IDÉES NOUVELLES ET PARFOIS PROVOCATRICES »
« Guido et Laurence proposent des idées nouvelles et parfois provocatrices, observe Sebastian Amigorena, de l’Institut Curie. Certaines deviendront consensuelles, d’autres non. C’est ainsi que la science avance. L’association des deux donne un couple de “Terminator” scientifiques très efficaces et créatifs. Il y a des gens que ça peut choquer. »
« Il est remarquable que deux personnes avec une telle intelligence et un tel ego – sans lesquels on n’arrive pas là où elles sont – parviennent à travailler si bien ensemble », relève Alexander Eggermont. Selon lui, l’immunothérapie des cancers dominera la recherche en oncologie des cinq à dix ans à venir.
Florence Rosier Journaliste au Monde